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Pour mes filles Léa Li et Sara Kim

Sans vous, rien ne serait pareil.

 

Ce roman est dédié à  la mémoire de Jeannette Couchy,

Décédée à Roberval à l’âge de dix ans, en 1901.

 

 

CHAPITRE I

 

2002

 

***

Pour toutes les villes du monde, il y a des histoires à raconter.

***

 

Roberval, Lac Saint-Jean, février 2002

 

            Fébrile, Karine appuya sur le bouton rouge de l’ascenseur. Comme à tous les dimanches matin, elle rendait visite à l’unique personne de sa famille qui était encore vivante : sa grand-mère.   

Dans sa main droite, serré contre son cœur, un petit livre rouge d’une centaine de pages, tout au plus. Le titre, « Contes pour enfants », était imprimé en lettres d’or salies par les années. Ce livre était très vieux. En haut à gauche sur la seconde page, une date inscrite à la main y apparaissait : 1895.

« J’espère que Grand-mère en sera heureuse! » se dit la jeune femme de vingt et un ans. Elle souffla énergiquement sur son toupet pour le faire remonter. Cette manie datait de son enfance. Ses cheveux brun foncé avaient toujours, pour autant qu’elle s’en souvienne, été longs et bouclés. Elle n’avait jamais osé en changer la longueur, simplement parce que quand on fait cela, on en a pour des semaines à expliquer à tout le monde le pourquoi de la chose. Déjà qu’elle avait du mal à supporter sa petitesse complexante!

En attendant l’ascenseur, elle regarda au loin le petit commerce de souvenirs de l’hôpital. Comme toutes ces boutiques d’hôpitaux, elle débordait d’objets artisanaux fabriqués par les personnes âgées qui, comme sa grand-mère, y résidaient en permanence au troisième étage.

Parmi les objets à vendre, dans la vitrine du devant, elle vit un ourson en peluche blanche, assis sur une tablette de bois rouge. Il l’observait comme tous les oursons en peluche, en la suppliant de ses yeux, malicieux de l’adopter. Ce regard fit surgir en elle un souvenir douloureux. Elle se remémora un ourson quasi identique à celui-ci, mais l’autre, trônait fièrement sur le lit de son enfance. C’était le temps où ses parents étaient encore vivants, juste avant cet accident de voiture qui avait fait basculer sa vie pour toujours. Par chance, elle n’était pas dans l’automobile cette fois-là. Elle se faisait garder chez sa grand-mère, cette vieille dame qui était devenue, avec les années, sa meilleure amie et confidente. À quatre ans, lorsque l’on perd ses deux parents et que l’on a ni frère ni sœur, tante ou oncle, il est normal de s’attacher à la dernière survivante de sa famille, peu importe son âge.

Elle avait maintenant des centaines de souvenirs heureux avec sa grand-mère.  Au début, cela n’avait pas été facile. Ses parents adoptifs avaient été réticents à accepter que la petite Karine garde contact avec un membre de son ancienne famille. Une fois l’adolescence venue, Karine avait décidé de renouer pour de bon avec ses racines.         

Marie-Noëlle était une grand-mère merveilleuse. Même si la vieille dame était prisonnière de son lit d’hôpital avant même la naissance de Karine, une complicité unique s’était développée entre elles.

Marie-Noëlle lui racontait sa jeunesse difficile et les durs moments qu’elle avait dû traverser depuis toutes ces années. Or, par-dessus tout, elle aimait que sa petite-fille lui rendre visite. Sa présence et sa force vitale lui réchauffaient le cœur à chaque visite.

Le tintement de l’ascenseur sortit Karine de ses rêveries. La porte grinça en s’ouvrant. Elle entra rapidement et appuya sur le 3.

Quelques minutes plus tard, elle franchissait le seuil de la porte de la chambre. Karine était heureuse de lui remettre son petit cadeau.

- Bonjour Grand-mère! dit-elle, enjouée. Elle sourit à Marie-Noëlle en se dirigeant vers son lit. Elle était heureuse de lui remettre le présent.

Marie-Noëlle sursauta. Elle observait le ciel par la fenêtre. Il était nuageux aujourd’hui. En fait, pour elle, le ciel était toujours nuageux. Semi-voyante, la brume dans ses yeux avait délavé le bleu du ciel depuis longtemps. Elle tourna la tête vers Karine et sourit.

Marie-Noëlle était maigre et petite. Ses cheveux d’un blanc immaculé n’étaient bien coiffés qu’une fois par semaine, après la visite de sa petite-fille. Aujourd’hui, elle portait sa jaquette jaune. Elle regarda Karine de ses yeux vitreux, affichant son sourire angélique.

- Bonjour ma petite, dit-elle délicatement mais d’une voix assurée (Sa voix était la seule chose qui n’avait pas diminué avec le temps, seul le débit avait quelque peu ralenti).

- Ça va bien aujourd’hui? demanda Karine en haussant un peu le ton pour se faire entendre.

Marie-Noëlle, hésitante, fit « oui » de la tête. Elle chercha comme toujours à droite et à gauche de son lit une sucrerie ou un quelconque petit cadeau qu’elle aurait pu offrir à sa petite-fille. Mais il n’y avait rien. Jamais. Sur la minuscule table de droite, une sainte vierge bleue et blanche d’une quinzaine de centimètres de haut, un verre en plastique blanc-jaune et une boîte de mouchoirs. Sur celle de gauche, une photographie de Karine datant de l’année précédente lors d’une visite au jardin zoologique. Karine se faisait un devoir de renouveler cette photo à chaque été. Elle savait que sa grand-mère la voyait de moins en moins, mais peu importait. Elle savait qu’elle était là et qu’elle lui souriait, comme toujours.

Karine alla s’asseoir sur le bord du lit et lui prit la main. Elle ne serra pas trop, de peur de lui faire mal. Elle remarqua que sa grand-mère était plus triste que d’habitude aujourd’hui. Le cadeau qu’elle lui avait apporté allait peut-être lui redonner un peu de gaieté. Comme chaque semaine, elle commença par la situer dans le temps. 

- Aujourd’hui nous sommes dimanche le 17 février, Grand-mère. Il fait très  froid dehors (Ça, elle l’avait deviné). Les gens courent partout pour ne pas geler! Tu as de la chance de ne pas sortir ce matin!

Marie-Noëlle sourit de nouveau, mais elle se serait tout de même sentie prête à affronter le froid pour pouvoir sortir de l’hôpital et arrêter de respirer cet air vicié.

- Et toi ma petite chérie, comment vas-tu? Tu travailles bien?

- Oui oui! Ne t’inquiète pas, je travaille, pour ainsi dire, à tous les jours de la semaine présentement. Je ne fais pas beaucoup d’argent encore, mais j’espère bien qu’avec le temps mon salaire augmentera. Pour l’instant l’important c’est que je travaille. C’est certain que de vendre des vêtements au centre commercial ce n’est pas l’idéal, mais au moins je peux manger et continuer de payer mon petit appartement. Ce n’est pas grand, mais c’est chez-moi, tu comprends?

Le visage de Marie-Noëlle s’assombrit.

- Tu pourras m’emmener vivre avec toi dans ton appartement bientôt? Je serais sage tu sais...

Karine rougit. Mal à l’aise et en colère de ne pouvoir faire plus pour sa grand-mère. Bien sûr qu’elle aurait aimé lui répondre « Oui justement je voulais t’en parler, j’ai fait une demande à la direction de l’hôpital et tout le monde est d’accord, tu viendras vivre avec moi à partir de la semaine prochaine! ». Mais la réalité était différente. Très différente.

Karine se contenta de sourire. Voulant à tout prix changer de sujet, elle enchaîna sur son fameux petit livre de contes rouge.

- J’ai une excellente nouvelle pour toi, Grand-mère. Tu te souviens, il y a quelques semaines, quand nous avons discuté du couvent des Ursulines où tu as étudié il y a longtemps?

Marie-Noëlle chercha un instant dans sa mémoire. Elle trouva. Elles avaient effectivement parlé du couvent. Celui-là même qui avait brûlé à moitié juste avant la fête de Noël. C’était pour cela d’ailleurs qu’elles en avaient discuté. Marie-Noëlle n’aimait pas parler de son enfance mais étant donné les circonstances tragiques que toute la ville vivait à cause de cet incendie qui avait presque anéanti plus de cent vingt ans d’histoire, elle avait accepté d’en discuter. Mais juste un peu.

- Oui, je me souviens, répondit-elle, hésitante.     

Karine sortit le petit livre de contes qu’elle avait dissimulé dans son lourd manteau vert forêt. Ses yeux noisettes pétillaient de joie et d’excitation.

- Bien! Mercredi de cette semaine ils ont organisé une vente de débarras des objets ayant appartenu aux sœurs Ursulines. J’y suis allée pour t’acheter un petit souvenir! Il y avait beaucoup de monde je te le jure! Je crois que la ville entière a eu la même idée que moi! Il y avait plein de choses, je suis certaine que tu aurais aimé être là! (Elle regretta un moment d’avoir dit cela. Oui, elle aurait aimé être là…) Bref, j’ai fait de mon mieux pour vous trouver quelque chose d’original, mais comme je n’étais pas dans les premières arrivées, je n’ai pas eu beaucoup de choix. Mais je t’ai tout de même acheté ceci.

Elle lui tendit le recueil.

- C’est un livre de contes. Il est très vieux je crois. Il est rouge avec le titre inscrit en couleur or dessus.

Karine souffla sur son toupet. Heureuse.

Marie-Noëlle regarda le livre que lui tendait Karine. Ses lèvres minces esquissaient un léger sourire. Karine remarqua que la tête de sa grand-mère semblait s’être remplie de souvenirs. Elle espérait ne pas l’avoir déçue.

Marie-Noëlle approcha ses vieilles mains et toucha le petit livre. La couverture était rugueuse, ou était-ce plutôt ses mains usées par le temps? Elle sentit sous ses doigts le relief des lettes d’or. Sa faible vision pouvait encore distinguer la nuance des couleurs sur le livre. Marie-Noëlle leva la tête et regarda dehors, rêveuse, une fois de plus. Les nuages étaient encore là. Sapristi de nuages… Si seulement…

- Quel est le titre de ton livre de contes? demanda-t-elle en déposant les yeux dessus.

- Il est écrit « Contes pour enfants » sur la couverture. À la page deux, une personne a inscrit une date : 1895. Peut-être est-ce l’année où cette personne l’a eu en cadeau ou se l’est acheté! Tu es contente de mon cadeau? demanda Karine, de plus en plus anxieuse.

Marie-Noëlle sourit encore. Jamais elle ne pourrait lire ce qu’il y avait dans ce livre pour enfant, mais elle avait déjà vu ce livre, voilà aujourd'hui tellement de temps! Son esprit faisait l’aller-retour entre la réalité et son lointain passé. Tout se confondait à présent. Elle savait que de temps à autre, son esprit s’embrouillait. Parfois, lorsque des étrangers venaient la voir dans sa petite chambre, elle ressentait un malaise. Elle croyait avoir déjà vu ces gens quelque part, mais où? Les étrangers restaient parfois plusieurs minutes à discuter avec elle avant de s’en aller. Puis sans raison, ils partaient, comme des fantômes. Seule sa petite Karine lui semblait encore réelle. Elle pouvait lui faire confiance, à elle…

- Grand-mère? Grand-mère?... Tu aimerais que je te fasse un peu de lecture?

Karine regarda sa grand-mère en souriant. Elle savait que ce petit livre avait touché la seule personne qui comptait vraiment pour elle depuis longtemps. Sans attendre la réponse, Karine prit le livre que serrait encore Marie-Noëlle et l’ouvrit au hasard. Le livre protesta d’un craquement lugubre. Il résistait, comme s'il refusait de révéler ses secrets. Un moment Karine crut qu’il allait casser en deux. Le hasard avait choisi la page quarante sept. Heureuse coïncidence puisqu’un conte débutait justement à cette page. Karine sourit, heureuse de faire plaisir à sa grand-mère.

Marie-Noëlle ne bougeait pas. Elle était assise dans son lit et fixait le vide. Elle attendait le début de l’histoire. Elle savait qu’elle ne s’en souviendrait pas, cela faisait beaucoup trop longtemps! Mais tout de même, la curiosité l’avait emporté sur le reste.

Karine regarda une dernière fois sa grand-mère et posa les yeux sur le titre du conte.  « L’oiseau merveilleux ». Elle en débuta la lecture.

À la fin de la page, Karine espionna Marie-Noëlle du coin de l’œil.  Elle semblait heureuse et intéressée de connaître la suite du conte. Karine, elle, trouvait l’histoire plutôt insignifiante.

« Il ne faudrait pas présenter cette histoire aux enfants d’aujourd’hui! » se dit-elle.

Elle tourna la page machinalement. Elle hésita une seconde. La bouche entrouverte, elle regardait la page quarante-huit, sans mot dire. Elle approcha le livre de ses yeux pour s’assurer qu’elle voyait bien.

- Ça alors! cria-t-elle dans la chambre. Tu ne devineras jamais ce qu’il y a dans le livre, grand-mère!

Karine regarda Marie-Noëlle, ébahie.

Marie-Noëlle tourna la tête vers sa petite-fille. Elle perdit son sourire, mais pas tout à fait.

- Qu’y a-t-il, ma petite?

- Tu ne me croiras pas! L’écriture semble avoir été effacée ou plutôt grattée. Oui c’est ça! Elle a été grattée! dit-elle en l’approchant encore et en touchant la page de son index. Et par la suite, une personne a écrit par-dessus l’écriture originale! Tu te rends compte? C’est incroyable! Je gagerais n’importe quoi que nous sommes les premières à découvrir cela depuis le jour où cette personne a écrit ces mots!

Karine était surexcitée. Elle n’avait jamais vraiment su pourquoi elle était si attirée vers les mystères et les énigmes, mais celle-ci semblait prometteuse!  

Marie-Noëlle, pour sa part, ne bougea pas. Karine trouva même sa réaction un peu bizarre. Sans doute son grand âge l’empêchait de mesurer la valeur d’un tel trésor! Karine ne tenait plus en place. Elle entreprit la lecture de cette page manuscrite sans plus attendre.

 

Je m’appelle Laurence. J’ai presque 7 ans. J’ai pas beaucoup de temps pour écrire puisque Sœur Marie-Ignace va bientôt revenir pour me soigner. Je suis certaine que les sœurs ici veulent me tuer. Je suis malade depuis trop longtemps. J’ai mal au ventre. J’ai mal partout. Je ne peux plus me sauver parce que je suis trop malade. Aujourd’hui j’attends que mon ange vienne encore à mon secours. Je crois qu’il ne viendra pas cette fois. Si une personne trouve ce que j’écris, venez vite me chercher. J’ai les cheveux blonds, les yeux bleus et je suis petite. Comme les sœurs m’ont dit que je suis née ici, je ne sais pas où aller. Mon ami Bastien m’a dit l’autre jour que je pouvais me cacher chez lui. J’aurais dû le faire je crois. Je prie Dieu que mon ange soit bientôt là. Si seulement je savais pourquoi les sœurs veulent ma mort. C’est vrai que je suis orpheline, mais il y en a beaucoup ici qui le sont aussi. Je me demande tous les jours ce que j’ai fait de mal. Bastien non plus ne sait pas pourquoi elles font cela. À part mon ange, une seule autre personne semble m’aimer ici, c’est Sœur… 

 

   Karine garda les yeux rivés sur la page. Après ces mots, le conte continuait, bêtement. Karine n’en revenait tout simplement pas! Des dizaines d’idées se bousculaient dans sa tête. Cette histoire n’était rien de moins qu’hallucinante!

- Tu as entendu cela Grand-mère? C’est incroyable non?!

Marie-Noëlle avait baissé la tête. Elle semblait perturbée. Très perturbée même. Karine se calma un peu, constatant l’état de sa grand-mère.

- Ça va? Grand-mère? Ça va bien dis-moi?

Marie-Noëlle soupira puis regarda dehors (les nuages). Elle ouvrit légèrement la bouche. Puis, elle se décida à parler.

- Sais-tu quel trésor tu viens de trouver, ma petite Karine?

Karine la dévisagea, intriguée.

- Non… Tu sais quelque chose à propos de cette histoire?

Extrait du roman Laurence

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