top of page

CHAPITRE I

 

***

 

Pour chaque village du monde, il y a des histoires à raconter…

 

***

 

Pierre Boyer ressentit une douleur étrange à la jambe droite. Il se redressa et s’appuya sur son râteau de bois. L’été 1596 était chaud et sec.  Au loin, il admira le vent qui provoquait des vagues sur la partie supérieure de son champ de blé. Il regarda ensuite la maison familiale. Sa femme, Anne, et la dernière de ses enfants, Catherine, étaient toutes deux occupées à étendre sur une corde blanche le linge qu’elles venaient de laver à la main. À la gauche de Pierre comme à sa droite, n’était visible qu’une plaine entrecoupée de clôtures faites de vieux poteaux gris et tristes. Faisant face à sa maison de pierres qu’il avait lui-même trouvée, empilée et cimentée, le petit village de Mercier était encore endormi, comme tous les samedis à cette heure matinale.

Mercier comptait à peine cinq cents habitants. La plupart des petites maisons étaient faites de bois et de boue séchée mêlés à de la paille. Les toits étaient de roseaux ou de paille de seigle jaune. Les citoyens de Mercier étaient généralement pauvres. Beaucoup étaient obligés de cohabiter avec leurs animaux, profitant ainsi de leur chaleur pour se réchauffer durant les nuits froides. Isolé par une suite de montagnes et monts successifs, Mercier possédait toutefois toutes les infrastructures nécessaires à la bonne marche d’une communauté : la grande maison commune où demeurait le chef du village et sa famille, un petit marché public où travaillaient les artisans locaux, un forgeron, deux petites écoles et surtout, une paix et une harmonie entre les habitants qui ne se démentait pas.

Comme tous les villages dignes de ce nom, le point central de la communauté était l’église. Construite en bois, elle pouvait accueillir la totalité des habitants dans un inconfort certain. Personne n’osait se plaindre de quoi que ce soit. La vie était difficile pour tout le monde, religieux inclus.

Pierre Boyer fit une grimace de douleur. Il releva un peu son pantalon brun d’où apparut un mollet velu. Il fut intrigué par ce qu’il vit. Juste derrière sa jambe, un nerf sautillait sous sa peau, formant un creux de trois ou quatre centimètres de long par deux de large. Il se pencha et approcha sa main brunie par le soleil vers l’endroit douloureux. En sueur et avec crainte, il tâta du doigt.

« Mon Dieu, faites que cela ne recommence pas encore une fois… »

Il fixait, incrédule, la région de son corps qui échappait à son contrôle. Il se rendit alors compte qu’il s’était beaucoup éloigné du reste de sa famille. Laissant son râteau tomber sur le sol, il se mit à courir en direction de sa femme et de sa fille. À chaque pas, il boitait un peu plus. Après quelques mètres seulement, il sentit une douleur sourde lui monter à la tête.

« NON… pas ça…pas ça! »

Il n’avait parcouru que le tiers des quatre cents mètres qui le séparaient de sa maison qu’il disparut dans le blé en se tordant de douleur.

- Au secours! Ça recommence! hurla-t-il de toutes ses forces à quiconque pouvait l’entendre.

Couché sur le dos, la peur au ventre, seul le bruit des tiges de blé s’entrechoquant l’une à l’autre était perceptible à ses oreilles. La fraîcheur matinale le fit frissonner de tous ses membres. Comme pour ajouter à son isolement au milieu de sa propre terre, le vent redoubla d’ardeur, poussant ainsi au loin vers le fond du champ ses cris de désespoir.

-          Anne! Viens m’aider! Ça recommence!

À ce moment précis, une bourrasque de vent fit casser la corde à linge, laissant tout tomber dans le sable. Anne poussa un juron et remit, dans un seau de fer rouillé, la chemise de lin rouge qu’elle s’apprêtait à étendre. Ses cheveux blonds et courts volaient en tous sens. Elle et Catherine s’apprêtaient à récupérer les vêtements qui se balançaient dans la terre jaune lorsqu’un claquement sec et fort les fit sursauter. Elles se retournèrent en panique et constatèrent que la porte d’entrée de la maison s’était ouverte et détachée de ses gonds. Elles eurent le temps de réaliser que la lourde porte volait en tournoyant dans l’air directement vers elles. Heureusement, elle termina son envolée juste à leurs côtés.

Horrifiée, Anne se leva et regarda du côté du champ où travaillait son mari quelques secondes plus tôt. Elle voyait que du blé et un nuage de sable se dirigeant vers elles.

« Sans doute s’est-il couché par terre pour ne pas être aveuglé par la tempête qui se lève là-bas?», se dit-elle.

- Catherine! Aide-moi à remettre cette porte à sa place! demanda-t-elle à sa fille en luttant contre le vent.

- D’accord! hurla Catherine avec peine, tellement la tempête lui coupait le souffle.

Anne jeta un regard furtif vers le village et constata qu’il ne s’y passait rien de spécial. Surprise, elle regarda du côté de la mairie et vit que le drapeau bleu et blanc du petit édifice n’était pas agité par le vent.

Partout, les petites maisons du centre du village se réveillaient dans leur habituelle tranquillité. À peine quelques cheminées avaient commencé à émettre la première fumée des foyers de pierres qui chassaient l’humidité matinale.

« Comment est-ce possible? », se demanda-t-elle.

Les deux femmes se ruèrent sur la porte et la firent glisser jusqu’au pas de l’embrasure d’où elle s’était détachée. Enfin, les trois autres enfants de Pierre et Anne descendirent l’escalier à toute vitesse. Ils avaient été réveillés par le bruit du vent qui s’engouffrait dans la maison par le trou béant laissé par la porte, faisant virevolter dans l’unique pièce du rez-de-chaussée tous les objets le moindrement légers qui s’y trouvaient. Pierre junior, Guillaume et Nicolas aidèrent leur mère et leur petite sœur à remettre la porte en place. Les bourrasques étaient si fortes que la porte faillit s’envoler de nouveau en direction de la route principale à quelques centaines de mètres de là. La porte fut refermée avec grande peine. 

À l’intérieur de la maison régnait un vacarme assourdissant. Chaque bardeau du toit se tordait de douleur sous la pression du vent.

- Que se passe-t-il maman? Cria Pierre junior à sa mère, paniqué lui aussi.

Anne eut peine à parler.

- Une tempête de vent et de sable comme je n'en ai jamais vu! Ton père est resté dans le champ. Toi et tes deux frères allez tout de suite le sortir de là!

Les trois jeunes hommes poussèrent la porte pour sortir. Elle avait mal supporté toutes ces secousses. Dès qu’elle fut entrouverte, le vent cessa complètement, tout d’un coup. Les bruits d’enfer furent remplacés par le silence tranquille des matinées du village. Les quatre enfants, suivis d’Anne, sortirent de la maison, circonspecte. Ils étaient épouvantés. Ils regardaient Anne en attendant une explication quelconque à ce qui venait de se passer. Celle-ci, désemparée, regarda en direction du champ.

- Pierre… Où est Pierre? cria-t-elle.

La famille courut dans le champ en appelant le nom du chef de famille.

- Où était-il la dernière fois que vous l’avez vu? demanda Pierre junior à sa sœur et sa mère.  

- Je crois qu’il était par là! indiqua Catherine en montrant du doigt le fond du champ.

- Mère, demanda Nicolas, le plus jeune des garçons, vous croyez qu’il s’agit encore de ces choses dont nous sommes victimes depuis des mois?

Le visage d’Anne s’assombrit, puis fit place à la rage. Elle s’approcha de Nicolas, leva la main et lui donna une gifle retentissante au visage. La marque de chacun de ses doigts resta imprimée sur sa joue.

Anne, qui avait avalé une bonne quantité de sable pendant la tempête, cracha sur le sol et essuya sa bouche de sa main sale. Ses yeux étaient rageurs. 

- Tais-toi! Je ne veux plus jamais que tu reparles de cela. Tu m’as comprise? À présent, pars à la recherche de ton père avec les autres!

Les enfants se dirigèrent, encore plus craintifs, vers l’endroit que Catherine avait indiqué. Seul le chant des oiseaux qui passaient par là vint briser la tranquillité des lieux. Ce silence était insupportable. Chacun recommença à crier le nom de Pierre. Une chaleur assommante commença à se faire sentir.

« Mon Dieu, pensa Anne, fait que ce n’est pas encore cette malédiction. Je n’en peux plus moi… »

Tout en cherchant son mari, Anne refit bien involontairement le fil de sa vie dans sa tête. Elle et Pierre avaient tant travaillé pour en être là. La naissance de leur premier enfant, Pierre Junior, avait été le plus beau cadeau de leur vie. Aujourd’hui, avec quatre enfants, la vie était plus facile puisque chacun se partageait les tâches familiales. La venue de la petite Catherine avait aussi changé bien des choses.

Anne pouvait maintenant vaquer à d’autres occupations, par exemple la confection d’habits pour toute la famille en prévision du temps froid, pendant que Catherine s’occupait de préparer le repas du soir. Anne était très fière de Catherine, et avec raison. Celle-ci voulait la suivre dans toutes ses activités et elle serait un jour une épouse idéale pour un jeune garçon qui saurait la rendre heureuse en échange.

 

 

***

 

 

Il ne fallut que dix minutes de recherche pour retrouver Pierre Boyer. Il gisait, mort. Sa jambe droite avait fait un tour complet sur elle-même. Son visage était méconnaissable. Ses yeux encore ouverts regardaient le ciel avec une frayeur indescriptible, comme s’il avait vu le diable en personne. Sa bouche était déformée, sa mâchoire avait été déplacée vers la gauche, brisant tous les muscles qui la retenaient à la tête. Ses doigts et ses mains étaient eux aussi devenus difformes. Le pauvre homme était mort dans des souffrances atroces. Ce fut Anne qui découvrit le corps de son mari. Aidés par ses enfants en pleurs, ils ramenèrent le malheureux à la maison familiale.

Pendant le trajet, seule Catherine resta imperturbable. Par un réflexe d’autodéfense, elle bloqua toute émotion de son être. Ses yeux hagards regardaient droit devant elle sans rien voir. La relation entre elle et son père avait toujours été très particulière. Elle vouait à son paternel une admiration sans bornes. Pour elle, il était son héros, celui sur qui elle avait toujours pu compter. Dans ses jours de grande tristesse, ce n’était pas sa mère, mais bien son père qui était son confident. En père aimant, il écoutait. Ses conseils étaient souvent maladroits ou inappropriés, mais Catherine écoutait avec patience et confiance. Catherine savait écouter. Ses rêves étaient simples : un mari, une maison, des enfants. Et tout ça, le plus près possible de ses parents qui l’aimaient tant, et ce, depuis toujours.

Ce fut dans cet état d’esprit que la famille traîna Pierre Boyer dans sa maison. Ils l’installèrent sur la table centrale et le recouvrirent de la nappe blanche dont ils se servaient pour manger lors des grandes occasions. Anne alla dans le grand banc-coffre et en sortit une vieille bible écrite en latin qu’elle déposa sur la poitrine de son mari. Geste symbolique parce que ni elle ni ses enfants ne savaient lire cette langue parvenue de l’Italie lointaine. La famille entoura le défunt et ils prièrent en cœur pour sauver son âme. Après la prière, Pierre junior, qui devenait à partir de ce jour le nouveau chef de famille, prit la parole. Il avança vers sa mère, lui prit la main et la regarda dans les yeux.

-   Mère, nous savons pourquoi notre père est mort. Le temps du silence est à présent terminé. Dès aujourd’hui, j’irai voir le curé Chérard pour qu’il nous aide.

-   Non Pierre! Je t’interdis de faire cela! Tu veux vraiment que notre famille soit déshonorée à jamais? Déjà qu'il sera difficile de survivre sans lui ne jette pas une autre malédiction sur nous, je t’en prie!…

            Anne avait des yeux supplicatifs.   

- Il n’est point question ici de malédiction, mère. Je ne veux pas qu’un autre membre de notre famille subisse le même sort que notre père, voilà tout...

Catherine, Guillaume et Nicolas suivaient la discussion avec avidité. Catherine surtout. Elle était assise sur un petit tabouret au fond de la pièce. Tout en écoutant son frère, elle regardait son père enveloppé dans le tissu. L’affreuse tempête de vent et l’épreuve terrible qu’elle traversait en ce moment n’avaient pas affecté sa beauté naturelle. Catherine était petite et menue. Avec ses dix-sept ans, elle faisait l’envie de tous les jeunes gens du village. Il était rare pour un honnête habitant de Mercier de pouvoir espérer posséder pour femme une si magnifique créature. Tellement que Pierre avait dû, à maintes reprises, repousser les ardeurs de prétendants trop insistants qui venaient sans cesse cogner à sa porte pour demander la main de la petite dernière. Partout dans le village, le caractère doux, généreux et affable de Catherine faisait sa marque, sans compter que la famille Boyer était l’une des plus aisées du coin. Sans être riches, ils avaient la réputation de ne manquer de rien. À preuve, la maison de pierres qu’ils habitaient était la seule du genre à des lieux à la ronde.

Mettant une fois de plus son fort caractère à contribution, Pierre junior haussa le ton.

- Je ne veux plus parler de cela! Je vais aller voir le curé Chérard ce matin pour lui annoncer la nouvelle de la mort de notre père. Ensuite, je lui parlerai de la dernière année que nous avons vécue, c’est tout!

Anne voulut protester. Elle se mit plutôt à sangloter. Elle s’approcha de son mari et releva le tissu qui lui couvrait le visage. Il était affreusement défiguré. Anne ferma les yeux en le voyant et déposa le tissu qui était maintenant taché de sang à la hauteur de la jambe et de la tête.

Nicolas et Guillaume étaient silencieux. Ils étaient assis sur la dernière marche de l’escalier et se demandaient ce que l’avenir leur réservait, à présent que le paternel était parti. Ils gardèrent le silence pendant toute l’heure qui suivit. À quelques reprises, on entendit les murmures d'Anne qui priait, penchée sur son mari.

À neuf heures trente, Pierre junior sortit de la maison sans dire un mot et emprunta la petite route qui descendait au village.

Par la fenêtre, Catherine observa son frère partir, les yeux suppliant de ne révéler à personne le terrible secret que la famille avait réussi, jusque-là, à cacher et dont elle était la cause, sans même le savoir…

Extrait du roman Le Vaudois

bottom of page