Préambule
Ce roman n’est pas pour le lecteur qui croit que le
monde ne peut changer. Dans les pages qui suivent, vous
vivrez le pire et le meilleur de la race humaine. Des millions
de fois, nous avons entendu des phrases creuses et des voeux
pieux renouvelés par nos différents gouvernements. Et des
millions de fois, nous les avons écoutés avec la certitude que
ce n’était que des voeux pieux renouvelés par nos différents
gouvernements.
Depuis la nuit des temps, les enfants orphelins ont
existé et ce, dans tous les pays du monde. J’ai choisi ceux
du Sénégal. Non par hasard, mais parce que j’y suis allé.
Parce que j’ai vu. Parce que j’ai dormi quelques fois sur le
ciment avec eux.
Certaines personnes m’en voudront peut-être de dire
les choses. Tant mieux. S’ils se fâchent, c’est que je dis
vrai. S’ils ne se fâchent pas, c’est qu’ils auront honte de
cette vérité.
Romancer exagère les faits, je le concède volontiers.
Mais l’exploitation de ces enfants et leurs souffrances physiques
et morales sont bien réelles. Je le sais, je l’ai lu dans
les yeux des enfants enchaînés que j’ai vus et dont j’ai les
photographies, ici, près de moi en ce moment. Ces yeux
me demandaient de faire quelque chose. Voilà, ce roman
témoignera de leur misérable existence, loin, très loin de
nos préoccupations, toutes aussi misérables...
Christian Tremblay
PREMIÈRE PARTIE
LINGUÈRE
DIEU NE LÈSE PAS LES HOMMES,
MAIS LES HOMMES SE FONT TORT À EUX-MÊMES.
Coran, sourate X
15 novembre 1999
« J’étais noir… j’étais pauvre… et personne ne
voulait de moi. J’avais également le grave défaut d’être
un enfant et de n’avoir aucune ressource. Pourquoi
certaines personnes ont-elles abusé comme cela de moi,
je ne le sais pas. Ce que je sais par contre, c’est qu’il y a
des gens vraiment méchants ici sur la terre. Je connais
des choses que ces tyrans nieront jusqu’à leur mort. Je ne
suis pas le seul à savoir, mais je ne crois pas que les autres
oseront parler de tout cela un jour, quoique j’espère
me tromper. En plus de ce petit mot, j’ai demandé à
Khassim de te remettre une lettre écrite de sa main. Elle
contient tous mes secrets et tout ce que tu ne devrais pas
savoir sur ce qui m’est arrivé. Sache, mon frère, que c’est
pour les autres enfants que je me confie à toi, car pour
moi, il est déjà trop tard, peu importe ce qu’en pense
Khassim… »
Samba confia à Khassim la mission de retrouver
son grand frère, celui qu’il avait toujours aimé.
Il pouvait partir à présent.
* * *
CHAPITRE I
Le Congédiement
Pour chacune des villes du monde, il y a
des histoires à raconter...
Linguère, Sénégal, avril 1989
* * *
Assis devant celui qui était son patron et ami, Ouman
sentit sa tête s’embrouiller. Dans un bureau modeste et
exigu, les deux hommes avaient pris une posture plus
amicale que formelle. Le patron d’Ouman se nommait
Mohamed. Mais comme la plupart des musulmans portant
ce prénom, il préférait le sobriquet de Momoudou.
Mohamed étant le prophète du Coran, dans la religion
musulmane, Momoudou, comme tous les autres Mohamed
du monde, accepta volontiers un des nombreux sobriquets
du prophète par simple égard religieux. Le bureau de
Momoudou symbolisait toute la simplicité de Linguère :
une pièce de trois mètres sur quatre, avec comme tout
ameublement un bureau de bois clair, deux chaises de styles
différents et un vieux classeur de métal vert débordant
de dossiers que seul Momoudou pouvait consulter. Bien
des gens s’interrogeaient d’ailleurs sur ce que pouvaient
contenir toutes ces chemises. Après tout, de quels documents
pouvait avoir besoin un directeur de département
des postes ? Plusieurs rumeurs contradictoires couraient à
ce sujet, mais Momoudou les ignorait toutes.
Tout près du classeur, il y avait une petite glacière
rouge qu’il remplissait sans arrêt d’eau et de glace achetées
au magasin d’à côté. Pendant la période de grande chaleur
de la journée, il pouvait ingurgiter à lui seul jusqu’à trois
glacières complètes. Malgré cette quantité importante
d’eau, il se faisait apporter plusieurs fois par jour, par
la préposée au service à la clientèle, le thé sénégalais
traditionnel.
Momoudou était célibataire. D’aussi loin que l’on
puisse se souvenir, personne ne lui connaissait de compagnes.
De son propre aveu, c’était par choix personnel : il disait à
tous que son travail accaparait beaucoup trop de son temps
pour qu’il se permette de fonder une famille. Conséquence
regrettable de ce style de vie austère : on ne lui connaissait
que très peu d’amis. Sauf peut-être Ouman Mendy, son
fidèle employé depuis tant d’années, qui était assis de l’autre
côté de son bureau en ce moment.
Cette matinée d’avril s’annonçait très désagréable.
Deux jours auparavant, Momoudou avait reçu un coup de
téléphone du siège social des postes de Dakar. Conséquence
du petit volume de courrier reçu et expédié au cours des
deux dernières années dans la commune de Linguère, le
poste qu’occupait Ouman Mendy devait être supprimé afin
de remettre le bureau local sur la voie de la rentabilité.
Ouman ne serait pas le seul à perdre son emploi. Le
siège social avait expliqué à Momoudou qu’une trentaine
de personnes allait être remerciées un peu partout dans le
pays. On confia à Momoudou qu’un vent de panique
soufflait dans les couloirs de la bureaucratie sénégalaise : le
président du pays avait laissé planer des doutes sérieux
quant à ses intentions réelles de se représenter à l’élection
présidentielle de l’an prochain. Résultat : le ministre des
transports et des postes, voulant à tout prix accéder à la
présidence, s’était mis dans la tête d’assainir les finances de
son ministère dans le but perfide de démontrer au peuple
sa compétence à gérer l’État.
Malgré quelques objections fort inutiles de Momoudou,
la conversation s’était terminée par un « Je vous souhaite de
conserver votre poste, inch Allah » sans conviction.
Le matin où Momoudou décida d’annoncer la triste
nouvelle à Ouman, il se vêtit d’un simple boubou blanc ; cet
habit traditionnel sénégalais était léger et pratique, puisqu’il
ne s’agissait en fait que d’un simple morceau de tissu avec
des trous pour la tête et les bras.
* * *
« ...Petit volume... rentabilité... président... je suis
désolé... dernière journée de travail la semaine prochaine...
»
Quand son patron le convoqua dans son bureau,
Ouman se rendit compte aussitôt que quelque chose n’allait
pas. Mais cela n’avait plus d’importance.
Ouman Mendy s’efforçait de mettre bout à bout
tous les mots que Momoudou articulait. Toute sa vie,
il avait pourtant entendu ces mots banals en d’autres
circonstances et d’autres lieux. Il se fit la réflexion que
cela était impressionnant de constater que certains mots
si inoffensifs pouvaient devenir soudain meurtriers s’ils
avaient le malheur d’être mis ensemble et de s’adresser à
votre personne. Il comprit d’un seul coup les accès de folie
de toute l’humanité. Le mode d’emploi lui parut à présent
facile : quelques mots ordinaires bien choisis, la bonne
intonation, et voilà un homme bon et honnête transformé
en bombe à retardement, soit pour lui ou pour les autres.
Absorbé dans ses pensées, Ouman remarqua que
Momoudou ne lui parlait plus. Il ignorait depuis combien
de temps ce silence anormal durait. Ouman considéra son
ami, qui lui, ne le regardait pas.
La tête basse, Momoudou fixait, mal à l’aise, le crayon
noir coincé entre ses doigts. Non qu’il avait vraiment
besoin de ce crayon. Mais sans qu’il ne sache pourquoi,
le tenir signifiait qu’il jouait son rôle de patron. Être un
ami pour Ouman lui était impossible en ce moment : un
ami ne congédie pas ainsi. Un ami ne peut pas mettre fin
de façon si abrupte aux revenus d’une famille entière. Un
ami ne ferait jamais ce qu’il venait de faire... Momoudou
leva ses yeux sombres contre son gré. Il sentait maintenant
l’obligation de faire comprendre à Ouman qu’il n’avait plus
rien à lui dire en tant que patron et qu’il ne trouvait pas le
courage de parler de quoi que ce soit d’autre. Il observa le
visage livide d’Ouman. Celui-ci portait, comme le règlement
le stipulait, le costume officiel des employés de la
poste sénégalaise : un habit tout de vert et de noir, avec
son prénom inscrit au crayon-feutre noir sur sa poche de
droite, à l’endroit prévu à cette fin. Il avait le faciès d’une
personne analysant quelque chose qu’il ne comprenait pas.
Momoudou eut alors un doute sur la clarté de son exposé.
Voulant dissiper toute incertitude, il se résigna à poser tout
droit la question.
– As-tu des questions sur ce que je viens de te dire ?
– Es-tu certain de ce que tu viens de m’annoncer,
Momoudou ? demanda Ouman d’une voix éteinte.
Momoudou baissa de nouveau la tête et fit un signe
affirmatif. Dans le silence qui suivit cet échange, les deux
hommes présents dans le bureau plongèrent tous deux et en
même temps dans la même réflexion douloureuse. Lourde
de sens, mais pouvant s’exprimer en peu de mots, la nouvelle
situation d’Ouman n’était pas ordinaire. Les deux hommes
savaient. Ils connaissaient la suite. Pour les humains qui
perdent leur emploi sur le continent de l’Afrique Noire, le
chemin est toujours le même ou presque.
Bien que peu instruit, Ouman savait lire les journaux
et ses petites économies lui avaient permis de se procurer
un petit téléviseur couleur pour lui et sa famille. Il savait
bien qu’en dehors de ce continent maudit par le reste de
l’humanité, il existait des cités riches, des contrées où les
récoltes étaient merveilleuses, des lieux où le bétail mangeait
et buvait selon ses besoins et des royaumes où se trouver un
nouvel emploi était une question de secondes... Certaines
séries télévisées que diffusait la chaîne RTS semblaient être
le miroir parfait de ces mondes extraordinaires. Chaque
famille avait son vaste château, chaque personne possédait
plusieurs voitures, tout le monde était riche et heureux. Ces
mondes débordants de bonheur, d’argent et de tout ce qu’il
n’y avait pas en Afrique, devaient bien exister puisque les
rares Blancs faisant du tourisme dans sa ville avaient avec
eux toujours plus d’argent dans leurs poches que lui n’oserait
espérer en avoir pour une année entière ! Pour ces gens,
perdre leur emploi devait être une excellente nouvelle : cela
leur donnait l’occasion de se changer les idées en faisant
autre chose. Mais lui, il était Africain.
Extrait du roman Makarou
